Ludovia – « L’usage du numérique en classe peut s’accompagner de pratiques émancipatrices», Jean-François Cerisier

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Face au rythme d’adoption et d’évolution des technologies, comment peut-on envisager le quotidien numérique en classe et dans les établissements ? Pour Jean-François Cerisier, directeur de l’unité de recherche Techné de l’Université de Poitiers, ce quotidien est à la fois le fruit de contraintes politiques et de pratiques d’appropriation potentiellement émancipatrices.

Il existe un écart « parfois considérable » entre les usages numériques prescrits et les usages réels du numérique en classe. C’est ce qu’a souligné Jean-François Cerisier à l’occasion d’une conférence tenue dans le cadre 21e édition de l’Université d’été Ludovia. Selon lui, pour aborder la question de la quotidienneté du numérique à l’école, deux questions se posent. La première porte sur le quotidien réel de la classe : « Il s’agit d’interroger non seulement ce qu’est le quotidien numérique en classe mais aussi la façon dont le quotidien scolaire est construit par les acteurs de terrain, entre les prescriptions et la réalité de chaque classe et de chaque établissement », explique-t-il. La deuxième porte sur les différences de représentation que les acteurs (ministres, enseignants, élèves, parents, EdTech…) se font du quotidien numérique.

Un quotidien qui n’est pas toujours le choix de l’enseignant

Lorsque les chercheurs prennent connaissance de ce que font réellement les acteurs de l’éducation des équipements et des services numériques dont ils disposent, ce qui en ressort n’est pas tant la régularité que la diversité du quotidien. « La part d’incertitude du quotidien  conduit les enseignants à des improvisations pédagogiques, didactiques, relationnelles qui mobilisent beaucoup de compétences et d’expérience », ajoute-t-il. Mais malgré cette dimension d’imprévu, il faut s’interroger sur les forces qui guident la façon dont les enseignants procèdent à certains choix d’ingénierie pédagogique. « Pour certains, la construction du quotidien par l’enseignant est soumise à des orientations qu’il n’a pas choisies, dans une logique d’aliénation au système dont il n’est qu’un des acteurs. Pour d’autres, l’enseignant est délié de cette forme de domination et pourrait exercer ses propres choix. »

Les outils numériques restent à critiquer

Dans cette perspective critique, il faut par exemple interroger l’ensemble des éléments qui orientent les politiques scolaires ou soutiennent le marché du numérique éducatif. « Beaucoup d’EdTech françaises portent des projets éditoriaux guidés par des intentions éducatives. Mais on ne peut pas ne pas avoir en tête que le quotidien numérique des enseignants peut être marqué par les choix de certaines entreprises qui ne sont pas des choix éducatifs », indique-t-il. Ces questions doivent par exemple être posées lorsqu’il s’agit de l’accès à l’information en lien avec le volume informationnel, la nature de l’information accessible, les modes d’accès à l’information et la place tenue par les géants du numérique qui permettent l’accès à l’information. « On doit aussi s’interroger sur l’utilisation de certains types de logiciels comme les systèmes d’information de gestion de l’éducation (SIGE), qui doivent être alimentés de données nombreuses et sans cesse plus précises sur les élèves et les enseignants. » S’ils sont, selon lui, porteurs d’opportunités pour les institutions éducatives, les usages de ces systèmes témoignent aussi d’une « orientation lente mais puissante vers des sociétés de la surveillance », notamment lorsqu’il est question de données en lien avec l’évaluation des élèves.

Le numérique scolaire : un espace de créativité ?

Pour autant, l’usage du numérique dans le quotidien scolaire peut aussi s’accompagner de pratiques émancipatrices mobilisant notamment l’inventivité des enseignants et des élèves. « Si on s’approprie la pensée de Michel de Certeau, dont les travaux mettent en lumière l’idée de « braconnage », qui est une forme de résistance aux normes, on peut voir dans le numérique scolaire un espace où une forme de créativité est possible et où la réflexion humaine est indissociable de l’action. C’est pourquoi cela ne peut se passer qu’en classe. C’est dans ces braconnages que se trouve l’explication des écarts entre le prescrit et le réel », souligne Jean-François Cerisier. Ainsi, les choix des enseignants peuvent à la fois s’inscrire dans la stratégie de l’État et intégrer des « tactiques contextuelles » qui relèvent de leur appropriation des outils numériques.

Un quotidien bouleversé en permanence

Enfin, parce que les technologies évoluent sans cesse, la question de la quotidienneté du numérique à l’école ne peut s’envisager que sous la dimension de son imprévisibilité. Pour Jean-François Cerisier, le quotidien numérique devra en effet composer avec la progression des intelligences artificielles génératives, les évolutions du contexte économique, les perspectives environnementales, les choix politiques…  « Bouleversé en permanence, le quotidien numérique n’a rien de banal. » Du côté de l’enseignant, c’est la question des compétences et de la formation qui doit être posée. « Les trois conditions à réunir sont celles définies par Guy Le Boterf : le savoir-agir, qui renvoie à la nécessité de former les enseignants au numérique, le pouvoir-agir, qui exige la mise à disposition des enseignants de moyens matériels, et le vouloir-agir, qui suppose un réenchantement du métier », conclut-il.

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