Ce n’est qu’à partir des années 1990 que l’impact des émotions sur les modèles de fonctionnement cognitif a commencé à être analysé dans le domaine des sciences de l’éducation. Mais puisque les sciences sociales avancent à petits pas, il n’est pas encore possible de tirer des conclusions claires ou d’outiller le corps enseignant de manière pragmatique. Toutefois, les spécialistes sont nombreux à donner des pistes de réflexion.
Les conséquences émotionnelles de l’isolement provoqué par la crise du Covid-19 sur les élèves ont mis en lumière l’influence des facteurs affectifs négatifs (rupture du lien social, stress…) sur les apprentissages. Mais c’est depuis 30 ans que l’on sait qu’il n’est pas possible de séparer les émotions des apprentissages ou de la restitution des connaissances. « Le dénominateur commun entre des concepts a priori différents tels que « émotions », « apprentissage » ou celui plus ambigu d’« intelligence » est le cerveau. Ces processus cognitifs sont tous réductibles à des processus neuronaux », explique ainsi Daniel Matzkin, docteur en sciences cognitives.
Un phénomène complexe
Dans les situations d’enseignement, les professeurs régulent les activités d’apprentissage de leurs élèves. Dans ce cadre général, ils peuvent être amenés à diagnostiquer les effets, positifs ou négatifs, dus aux émotions. Or, il arrive souvent que ces émotions produisent un effet positif, même lorsqu’il s’agit d’émotions dites négatives comme le stress. Le stress joue ainsi « un rôle de stimulateur dans l’apprentissage, mais tout en provoquant dans certains cas des effets négatifs de blocage de la cognition », précise Jean-François Hérold, spécialiste en didactique et maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille. Autre conséquence du stress : l’effet de « surcharge cognitive » qui, dans une situation scolaire, se traduit par la mobilisation de connaissances très anciennes. « C’est un effet très négatif car les connaissances antérieures, plus faciles d’accès, ne suffisent pas à produire les bonnes réponses face à un problème posé », souligne-t-il. Plus généralement, la recherche montre que « des systèmes émotionnels négatifs parviennent à inhiber des processus cognitifs tels que l’attention, la concentration, les capacités de raisonnement… », précise Daniel Matzkin.
Miser sur le plaisir d’apprendre
Le stress n’est pas si facile à détecter. Pour renouveler leur posture pédagogique, les enseignants peuvent procéder à une prise d’informations sur l’activité de l’élève. Une démarche qui doit s’appuyer sur ce qu’il fait (ses traces écrites), sur ce qu’il dit (ses verbalisations) et sur son comportement. « À partir de cet ensemble de données, l’enseignant, s’il est formé, arrivera à savoir si l’élève est stressé », explique Jean-François Hérold. Par ailleurs, pour limiter le stress voire créer des liens vertueux entre les émotions positives et l’apprentissage, les professeurs peuvent jouer sur la notion de plaisir. Il s’agit davantage de mobiliser la curiosité de l’élève que de l’engager dans des activités de « gamification ». « Le plaisir peut provenir de l’éveil d’une curiosité intellectuelle à propos d’un sujet donné. Dans ce cadre, l’élève a envie de formuler ou de découvrir les bonnes réponses. Puisque cette situation fait rentrer l’élève dans un processus de plaisir cognitif, elle est idéale pour le pousser à mobiliser du savoir », ajoute-t-il.
Construire des ponts entre la recherche et l’enseignement
Bien que des réseaux comme celui des Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat et de l’Éducation (réseau des INSPÉ) constituent des terrains de choix pour mener des actions de mutualisation et de promotion des innovations pédagogiques, il n’existe pas, en France, de culture de la formation continue sur ce sujet. « Un plus grand travail de suivi et d’accompagnement des enseignants pourrait pourtant les aider à mieux prendre en considération le phénomène des émotions en lien avec la cognition », soutient Jean-François Hérold. Celui-ci préconise la personnalisation des parcours d’apprentissage pour mieux prendre en considération les facteurs émotionnels. Mais sans être utopique. « Lorsqu’un professeur doit prendre en charge une classe de 35 élèves, il ne peut pas aller au bout de cette logique. » De son côté, Daniel Matzkin pointe les travaux entrepris par le neuroscientifique Stanislas Dehaene pour établir des ponts entre la recherche fondamentale en neurosciences cognitives et l’école. Le président du Conseil scientifique de l’Éducation nationale contribue ainsi au site « Mon cerveau à l’école » qui donne des astuces aux enseignants afin qu’ils améliorent leurs stratégies d’enseignement.
Le monde de la recherche se heurte également à des obstacles, comme l’absence d’une définition de l’émotion qui fasse l’unanimité au sein de la communauté de chercheurs. « Et même lorsqu’il s’agit d’une émotion donnée comme le stress, on trouve de multiples définitions et de multiples manières d’appréhender les différences entre le stress et l’anxiété », pointe Jean-François Hérold. Autre limite pour une meilleure compréhension du phénomène dans sa globalité : la méthodologie à mettre en œuvre au cours des expériences. « Les données scientifiques disponibles proviennent de tâches généralement simples et contrôlées. Ainsi, extrapoler des résultats de laboratoires à des contextes sociaux complexes est une erreur », conclut Daniel Matzkin.