Blogging, Twitter, Instagram… Tous les moyens sont bons pour réconcilier les jeunes avec la culture du livre. C’est en tout cas ce qui est au cœur de l’approche de Jean-Michel Le Baut, professeur de lettres au lycée de l’Iroise, à Brest. Parce qu’il fait preuve d’innovation, ses travaux attirent de plus en plus l’attention du ministère de l’Éducation nationale. Le bilan qu’il tire de son expérience.
Vous êtes pionnier en matière d’enseignement « moderne » de la littérature. Comment vous êtes-vous rendu compte de la nécessité de réinventer vos pratiques ?
J’ai longtemps été un professeur de français « normal » qui mobilise des pratiques scolaires académiques. Mais il y a une quinzaine d’années, j’ai été interpellé par la déferlante des blogs. Je me suis aperçu que les adolescents qui étaient devant moi, en classe, devenaient tous férus d’écriture. Phénomène radicalement neuf, cette appétence a fait émerger une question importante : « Qu’est-ce que les enseignants doivent faire de ce désir d’écrire ? Comment transformer cette démocratisation de l’écriture en compétence d’écriture ? » J’ai alors compris qu’il y avait un travail de pédagogue à mener car la littérature, enfermée dans le livre par l’école et l’imprimerie, peut être rouverte grâce au numérique.
Quelles activités pédagogiques avez-vous menées ?
J’ai mobilisé le numérique dans mes pratiques d’enseignement afin d’amener les élèves à mieux écrire en ligne et à lire des textes classiques qu’ils ne liraient pas forcément par eux-mêmes. D’où la création d’un blog de classe, i-voix, sur lequel j’ai invité mes élèves à publier des articles variés, créatifs, personnels et parfois collaboratifs autour des œuvres du programme du français en première. Par exemple, en explorant des événements dramatiques relatifs à la mort et relatés dans les tragédies, nous avons décidé de fabriquer des « e-tombeaux » numériques pour les personnages. Les élèves ont reconstitué sur le blog et les réseaux sociaux (en créant des comptes Twitter ou Instagram) des traces que des personnages comme Phèdre auraient pu laisser sur Internet ou sur leur smartphone.
Qu’est-ce que ces pratiques ont fait émerger ?
Elles ont permis aux élèves d’exprimer librement leur créativité, d’habiter pleinement les personnages et, surtout, de développer une réflexion citoyenne plus profonde sur les thématiques de ces œuvres. Ce type d’exercices nous a amenés à engager une réflexion sur, par exemple, notre rapport à la mort en lien avec le numérique. Ce travail a posé la question de nos identités numériques, des traces que nous laissons sur Internet et qui vont nous survivre. C’est un fait anthropologique inédit qui a poussé les élèves à s’interroger sur leurs propres pratiques à travers les traces qu’ils laissent sur les réseaux sociaux, voire à s’émanciper du numérique en en faisant un usage plus raisonné. Par ailleurs, les contenus du blog ont font apparaître un fait majeur : le numérique non seulement démocratise l’écriture mais la transforme également d’un point de vue qualitatif. Bien qu’elle reste essentielle, la dissertation a fait son temps au regard de la nouvelle textualité numérique adoptée par les jeunes. Celle-ci est à valoriser car, dans ce cadre, ils affichent des compétences d’écriture renouvelées que les plus âgés n’ont pas toujours.
Quels défis cette perspective dévoile-t-elle ?
La culture numérique de l’écriture donne à voir de nouveaux horizons de travail et des sentiers passionnants à ouvrir pour enseigner et écrire autrement. Grâce au numérique, les élèves s’approprient les œuvres littéraires classiques du patrimoine et les font vivre de diverses façons tout en les enrichissant. Ils inventent aussi de nouvelles circulations créatives au sein des espaces numériques. Le principal défi est donc la réconciliation de la culture du livre et de la culture numérique. Il ne s’agit donc pas de hiérarchiser, de séparer la culture d’avant et celle d’aujourd’hui, mais de les faire cohabiter. Par exemple, demander à un élève de prêter son smartphone à un personnage pour enregistrer des monologues intérieurs permet d’aller de l’avant dans la transmission des savoirs en matière de littérature.
Vous participez à un groupe de réflexion sur les pratiques numériques au sein du ministère de l’Éducation nationale. Comment doivent-elles se structurer ?
Je suis formateur aux usages pédagogiques du numérique dans l’académie de Rennes et je travaille en particulier sur les questions de la citoyenneté numérique et de la transformation des modalités de formation. Mon constat est que les formations traditionnelles « verticales » ne répondent pas aux enjeux de la culture numérique, plus portée vers un esprit « fab lab » où l’on mutualise des pratiques et des idées. Les acteurs éducatifs français doivent faire une vraie révolution commune sur ce sujet. Pour l’instant, nous envisageons le numérique en le réduisant à la question des outils, de leur plus-value pédagogique, des ressources… Ce sont des questions importantes mais qui ne doivent pas en occulter une autre : explorer la manière dont le numérique peut donner naissance à de nouvelles activités pédagogiques. Plutôt que de se sanctuariser, l’école du XXIe siècle doit aider les jeunes à devenir des citoyens actifs au sein de cet environnement numérique et à y construire des biens culturels communs. La question n’est donc pas la place du numérique à l’école mais la place de l’école dans une société désormais numérisée.